Severance (saison 1)

Severance (ou Dissociation) est une série télévisée américaine produite par Ben Stiller.

Mark travaille pour Lumon Industries, où les employés subissent une opération volontaire de séparation entre leurs souvenirs professionnels et privés, par l’introduction d’une puce dans leur cerveau. Mark est le chef d’une équipe composée de Dylan, Irving, John et d’une nouvelle venue, Helly. Ensemble, iels exercent un mystérieux travail au service du raffinement des macrodonnées, consistant à repérer des chiffres sur un écran d’ordinateur et à les jeter à la poubelle, sous l’autorité de la directrice du département des dissociés, Madame Cobel, et du surveillant en chef Monsieur Milchick. Entre 9h et 18h, lorsqu’ils sont dans l’entreprise, les employés du service du raffinement sont des « Inters » (innies). Lorsqu’ils quittent l’entreprise après 17 h, et retournent à leur vie personnelle, ils sont les « Exters » (outies). Les Exters n’ont aucune conscience de leur vie d’Inters chez Lumon, et réciproquement. Petit à petit, les employés du service vont tenter d’en savoir plus, de comprendre ce qui leur arrive, de connaitre la vie de leurs Exters et de se sortir de la prison mentale de Lumon.

La première saison de la série Severance illustre de nombreux enjeux explorés par la sociologie des controverses, ainsi que par la sociologie du travail. La trame de la série repose sur le développement d’une technologie par implant cérébral, permettant aux individus de vivre une dissociation mentale : lorsque la dissociation est activée, l’individu (appelé « Inter ») n’a aucune mémoire consciente de sa vie non dissociée, et vice versa, une fois la dissociation désactivée, l’individu (appelé « Exter ») n’a aucune mémoire de ce qu’il a fait en état de dissociation. L’entreprise Lumon active cette technologie à l’arrivée au travail des employés des services subordonnés pour installer une frontière étanche entre leur vie privée et leur vie professionnelle.

Quand bien même le travail dissocié est encadré par un contrat négocié librement et permis par une l’opération chirurgicale soumise au volontariat des futurs employés, cette technologie suscite des critiques depuis le cercle familial proche des employés, jusqu’aux arènes publiques. Comme le rappele Luc Boltanski, « l’injustice et le scandale peuvent se dire, et se disent en permanence dans des registres différents : dans le discours politique ou syndical, mais aussi quotidiennement et comme en passant, de personne à personne, entre amis, au téléphone, en famille, dans l’autobus, entre collègues, tout bas, bien haut, à la cantine, à mots couverts, dans l’ascenseur, tout seul, en un éternel ressassement »1.

Dans l’extrait suivant, deux scènes se suivent : dans la première, Mark explique lors d’un rendez-vous galant, les raisons qui l’ont amené à choisir la dissociation ; dans la deuxième, en sortant du restaurant, il croise le chemin de militants anti-dissociation, munis de propagande et haranguant les badauds. Ces deux scènes illustrent le passage d’un rapport individuel à la dissociation, à un questionnement plus général sur les implications de la dissociation entre termes d’égalité et de justice.

Les travaux en sociologie des controverses montrent que la politisation d’une critique nécessite une montée en généralité, ou une dé-singularisation, qui la fait passer d’un problème individuel à une controverse publique. Tout au long de la saison, différents acteurs se mettent en branle pour déligitimer le développement de la technologie de dissociation. On observe ainsi un objet classique de la sociologie des controverses, à savoir la construction d’un problème public2.

Les épisodes montrent en l’occurrence la difficulté à faire émerger un problème public : opposant une entreprise multinationale activement soutenue par des élus libéraux d’un côté, et des groupes d’activistes marginalisés, le rapport de force semble déséquilibré, si bien que jusqu’à la fin de la saison, la technologie développée par Lumon semble être peu remise en cause ou ébranlée. On peut toutefois observer que la construction du problème public se fait progressivement autour de différents niveaux, ou régimes de critiques plus ou moins radicales3. Certaines critiques sont par exemple d’ordre technique, renvoyant au fait que la technologie ne permet pas encore de rétablir le cerveau des individus dissociés dans leur état initial. L’une des problématiques principales de l’entreprise est alors de permettre la réversibilité de l’opération. Dans ce cas, la critique vise à améliorer, accompagner et réguler la dissociation en exigeant des standards minimaux dans sa mise en application.

Lorsque le travail de montée en généralité suit son cours, il n’est pas rare que les critiques se radicalisent et consistent moins à juguler l’innovation qu’à tenter de la faire reconnaître comme inacceptable. Le régime de la critique en justice consiste à ce titre à convoquer le droit pour ouvrir un processus de victimisation, c’est-à-dire identifier un groupe d’individus comme victime d’injustices, de préjudices ou d’oppressions. Le processus de victimisation se construit lui-même en plusieurs étapes observables tout au long de la saison : notamment la reconnaissance par les acteurs de l’expérience vécue comme négative, la construction d’une identité de victime, la recherche de soutien social et la demande de réparation4. Pour contrer le processus de victimisation, les dirigeants de l’entreprise Lumon vont activement documenter les conditions de travail des salariés dissociés, par exemple en prenant une quantité abondante de photographies des Inter lors de moments de convivialité afin d’en faire un matériel de communication publique.

Enfin, le régime de critique le plus radical consiste à remettre en cause le système capitaliste et technoscientifique dans son ensemble. Cette critique du système est généralement portée par des minorités, qui peuvent, dans certains contextes, parvenir à fédérer des critiques a priori sans lien. Si la saison 1 de Severance ne donne pas à voir une telle convergence, on comprend rapidement que la technologie s’inscrit dans une logique de domination socioéconomique des individus dissociés qui pourrait fédérer. De fait, seuls certains métiers se prêtent efficacement à la dissociation (ceux que l’on peut réaliser à horaires fixes et ne nécessitant aucun brouillage entre temps privé et professionnel), touchant ainsi des groupes sociaux situés au bas de la hiérarchie sociale : des employés ou professions intermédiaires, plutôt que des cadres ou des indépendants5, ne construisant a fortiori pas leur identité sociale autour de leur engagement vocationnel dans le travail6. On voit dans la série Severance que seuls les échelons inférieurs sont appelés à être dissociés, et donc que d’un point de vue systémique cette technologie est également utilisée pour discipliner les employés. Les tâches rébarbatives et dénuées de sens que propose l’entreprise Lumon rappellent d’ailleurs celles des travailleurs du clic8.

La disciplinarisation du travailleur est d’autant plus marquante ici qu’elle se fait via une double domination : de l’entreprise sur l’employé, et de l’Exter sur l’Inter. On le voit dans l’extrait ci-dessous, lorsque l’une des Inter (Helly) exige sa propre démission, jusqu’à se mutiler et tenter de se suicider9, son Exter la lui refuse violemment en rappelant sa domination hiérarchique sur son Inter.

Tout au long de la saison, les Inter se voient régulièrement rétorquer que leur présence dans l’entreprise, tout comme la dissociation, sont le fruit d’un choix personnel de leur Exter. Cet argument est d’autant plus crédible que la technologie de dissociation intervient dans un moment historique où émergent des préoccupation quant au brouillage de la frontière entre vie privée et vie professionnelle10. En effet, la série permet d’illustrer la dimension relative et historiquement construite d’une frontière qui n’apparaît progressivement qu’au XIXe siècle11, avec une délimitation spatial entre le lieu de vie (le foyer) et le lieu de travail (l’usine, l’entreprise) et un renforcement du droit à la vie privée12. Cette frontière se brouille ensuite à partir de la fin du XXe jusqu’à nos jours, notamment par la mobilisation des outils numériques au travail, suscitant chez les employés des désirs de rétablissement de cette frontière par la déconnexion13. La technologie de dissociation pourrait ainsi apparaître comme une réponse légitime (même si extrême) au droit la déconnexion.

La saison devient particulièrement haletante à partir du moment où cette frontière, malgré la technologie de dissociation, s’avère difficile à maintenir. Par différents biais, chacun des Inter va observer une résurgence plus ou moins subliminal de sa vie personnelle au travail. Il est intéressant de noter que chez Helly, la nouvelle venue, cette résurgence passe par le biais d’un ethos libéral propre aux catégories sociales privilégiées auxquelles elle appartient. Tout l’enjeu des Inter va alors être de se constituer en lanceurs d’alerte14 pour faire connaître leurs conditions de travail dans le monde des Exter. L’espoir d’une controverse réside ainsi dans l’émergence d’un acteur clé inattendu et normalement dominé, voire muet, illustrant la réversibilité des positions de pouvoir typique d’une situation de controverse.


  1. Luc Boltanski, L’amour et la justice comme compétences, 1990. 
  2. Daniel Cefai, « La construction des problèmes publics. Définitions de situations dans des arènes publiques », Réseaux, 1996. 
  3. Francis Chateauraynaud, « Pragmatique des transformations et sociologie des controverses. Les logiques d’enquête face au temps long des processus », dans Chateauraynaud et Cohen (dir.), Histoires pragmatiques, 2015. 
  4. Yannick Barthe, Les retombées du passé. Le paradoxe de la victime. 2017. 
  5. Laurent Lesnard, « Flexibilité des horaires de travailet inégalités sociales », INSEE, 2006.
  6. Hélène Garner et Dominique Méda, « La place du travail dans l’identité des personnes », INSEE, 2006. 
  7. Max Weber, Sociologie du droit, 2013. 
  8. Antonio Casilli, En attendant les robots. Enquête sur le travail du clic, 2019. 
  9. On retrouve dans Severance le thème du suicide évoqué par ailleurs sur ce site. Chez Durkheim, le suicide fataliste intervient dans les cas d’excès de régulation, imposant des marges de manœuvre individuelles trop réduites. 
  10. Arlie Russel Hochschild, The Time Bind : When Work Becomes Home and Home Becomes Work, 1997. 
  11. Leslie Belton, « De la permanence du concept de frontière. Les liens entre travail et vie privée à La Défense », Espaces et société, 2009. 
  12. Paul Ariès et Georges Duby, Histoire de la vie privée. De la Renaissance aux Lumières, 1999. 
  13. Francis Jauréguiberry, « La déconnexion aux technologies de communication », Réseaux, 2014. 
  14. Francis Chateauraynaud, Alertes et lanceurs d’alerte, 2020.