Mignonnes

Mignonnes est un film réalisé par Maïmouna Doucouré.

Aminata, dite Amy, 11 ans, vit dans le nord de Paris avec sa mère et ses petits frères. Membre d’une famille originaire du Sénégal et de religion musulmane, elle assiste impuissante à la souffrance de sa maman, dont le mari polygame s’apprête à revenir du pays avec une seconde épouse. Elle s’ennuie en outre pendant les prières collectives et semble rejeter les valeurs religieuses et traditionnelles que sa tante cherche à lui transmettre. Amy se lie d’amitié avec Angelica, qu’elle croise pour la première fois dans la laverie de son immeuble en train de danser. Fascinée par ces chorégraphies, elle se met à espionner Angelica et ses copines pour les regarder s’entraîner à danser. Elle réussit progressivement à se faire accepter par Angelica puis les autres filles puis à intégrer le groupe de danse, dénommé « Mignonnes ». Encouragée par le succès et la quête de la reconnaissance sur les réseaux sociaux, souffrant de sa propre situation familiale, Amy joue la surenchère et propose d’incorporer à la chorégraphie des mouvements et postures encore plus érotiques.

L’adolescence est un moment important d’expérimentation. Arrivée au collège, Amy est incitée à explorer de nouveaux liens sociaux, jauger les valeurs et goûts des différents groupes sociaux au sein desquels elle évolue. Au cours de son exploration, on constate un phénomène typique du processus de socialisation à l’adolescence, à savoir la mise en concurrence des normes du groupe familial avec celles du groupe de pairs1. Le groupe d’amies, voire la « meilleure amie » incarnée ici par Angelica, apparaît comme une nouvelle référence identitaire avec laquelle de nouveaux liens forts sont développés2. Simultanément, le domicile familial constitue de moins en moins l’espace des activités extrascolaires, faisant des espaces urbains (les seuls accessibles aux adolescents à l’abri du regard des adultes) les principaux terrains de leurs expérimentations3. Dans le cas d’Amy et de ses copines, il s’agit d’un pont près d’une voie verte où elles vont danser.

Cette fuite vis-à-vis du cadre familiale prend un tour très explicite dans la scène qui suit, dans laquelle Amy – supposée aider à préparer le mariage de son propre père sa tante – abandonne sa tâche et court rejoindre ses amies pour participer à une audition de danse.

Cette concurrence entre normes familiales et normes du groupe de pairs est d’autant plus forte dans le cas d’Amy, dont les valeurs familiales religieuses et conservatrices sont diamétralement opposées à celles de son groupe de pairs. On voit d’ailleurs dans la deuxième scène ci-dessous qu’alors qu’Amy et ses amies sont en représentation publique, les parents présents sont enthousiasmés par le spectacle, les costumes et la chorégraphie. A l’inverse, lorsque Amy revient à la maison, sa tante apparaît non seulement toujours énervée de la fuite d’Amy, mais surtout choquée de la voir habillée ainsi (« ça c’est une tenue de prostituée » lui dit-elle).

Amy elle-même entretient un rapport ambivalent avec avec les valeurs du groupe de pairs qu’elle tente d’embrasser : d’un côté, elle fait preuve d’une bonne volonté culturelle4, en imitant à l’excès les pratiques du groupe social valorisé au sein de son collège pour s’y intégrer, de l’autre, elle ressent pendant sa chorégraphie une dissonance culturelle5 qui va jusqu’à la tétaniser. En ce sens, dispersée entre recherche d’intégration et recherche d’autonomie, la construction de son identité se fait par tâtonnement, expérimentation, essai-erreur6. Cet effet de dispersion typique de la socialisation adolescente s’articule chez Amy à la constitution d’un habitus clivé7, résultant de la complexité de sa socialisation.

En effet, si tou.t.es les adolescent.es vivent les tensions liées aux explorations identitaires et à la concurrences entre normes, se surajoutent des tensions spécifiques en fonction d’appartenances à une classe, un genre, ou un groupe socio-ethnique. En plus d’une situation de minorité socio-ethnique, Amy est exposée à une socialisation genrée, exacerbée à l’adolescence et au collège, exigeant des petites filles qu’elles surinvestissent un ethos féminin idéalisé. On peut ainsi souligner une intersectionnalité8 dans ces tensions entre l’âge, origines ethniques et genre.

Enfin, Amy n’est pas le seul personnage intéressant de la famille à étudier d’un point de vue sociologique. Si celle-ci doit composer avec des dissonances et un habitus clivé, sa mère doit pour sa part ménager une double absence propre à la condition d’immigrée8, c’est-à-dire à la fois une absence de sa famille restée au village natal, la contraignant à organiser dans la souffrance et à distance le second mariage de son propre mari polygame, et une absence en France, vivant en grande partie à l’écart des mondes sociaux dominants et se vivant comme simple force de travail.


  1. Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, 2017 ; Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, 2005.
  2. Claire Balleys, Grandir entre adolescents. À l’école et sur Internet, 2015.
  3. Joël Zaffran, 2000, Les Collégiens, l’école et le temps libre ; Joël Zaffran, « Loisirs et temps libre. Deux regards croisés sur les temporalités adolescentes », dans Gabriel Langouet, Les Jeunes et leurs loisirs en France, 2004.
  4. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, 1979.
  5. Bernard Lahire, La culture des individus: Dissonances culturelles et distinction de soi, 2016.
  6. Laurence Allard et Frédéric Vandenberghe, Express yourself! Les pages perso : entre légitimation technopolitique de l’individualisme expressif et authenticité réflexive peer to peer, Réseaux, 2003.
  7. Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité. Cours au Collège de France, 2000-2001, 2001.
  8. Kimberlé, Williams Crenshaw, Intersectionnalité: Deux essais, 2023.
  9. Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, 2000.