Martin Eden

Martin Eden est un film réalisé par Pietro Marcello.

Adaptation du roman éponyme de Jack London paru en 1909, le film retrace le parcours initiatique de Martin Eden, un jeune marin prolétaire, dans une époque traversée par la montée des grandes idéologies politiques, qui conquiert l’amour et le milieu social d’une jeune et belle bourgeoise grâce à la philosophie, la littérature et la culture, tout en étant rongé par le sentiment d’être un transfuge de classe.

Deux processus sociologiques passionnants peuvent être dépeints à l’aune de la trajectoire de Martin Eden : à la fois sa mobilité sociale forte depuis le prolétariat vers la bourgeoisie, et le processus de consécration d’un artiste entre remise en cause des normes et respect des conventions.

Au fil de son ascension, Martin se rend compte de l’écart béant entre l’expérience vécue par la bourgeoisie italienne et celle qu’il a connu comme fils de prolétaire. En développant un style et des thématiques non conventionnelles, il apparaît incompris voire suspect.

Dans ce premier extrait, on perçoit le décalage entre Martin et Elena, sa compagne, lorsque celle-ci lui reproche de ne produire que des œuvres brutales. Elena est choquée par les réalités crues qu’il dépeint dans ses nouvelles, expliquant le succès littéraire encore mitigé de Martin. Elle préférerait ainsi qu’il prenne un emploi administratif dans l’entreprise de son père pour s’assurer un revenu sûr. Pour l’auteur, cette mise à distance de la pauvreté illustre le mécanisme d’invisibilisation – y compris dans la littérature – de la violence de classe. Il réagit sèchement en forçant Elena à traverser l’un des quartiers le plus pauvre de la ville.

Tout en ayant travaillé dur pour pénétrer la bourgeoisie, Martin Eden développe un sentiment d’altérité croissant vis-à-vis de son groupe d’accueil. La consécration, le fait d’être ensuite reconnu et acclamé par la critique, va l’encourager à ne plus s’efforcer de s’adapter à son nouvel environnement. On le voit dans ce deuxième extrait agir avec dédains pour répondre au public, jugeant la critique et les lecteurs inaptes à comprendre son œuvre, et moquant l’absurdité du fonctionnement du champ littéraire. Son mépris pour la bourgeoisie est tel, qu’il choisit de se défaire de son identité d’auteur consacré et revendique son identité sociale initiale de marin prolétaire. Il se marie alors à dessein avec Margherita, une femme issue d’un milieu populaire, et rejette Elena.

In fine, la mobilité transclasse1 de Martin Eden est difficile puisqu’il se retrouve en décalage aussi bien avec sa classe sociale d’origine (le processus de mobilité sociale est souvent accompagné d’une rupture avec les valeurs, les normes et les habitudes du groupe d’origine) qu’avec la famille et les amis d’Elena, qui constituent sa classe d’accueil. Le film illustre ainsi l’habitus clivé2, c’est à dire le « déchirement d’une personnalité vivant entre deux mondes incompatibles, oscillant entre honte et fidélité vis-à-vis du milieu d’origine, fascination et colère vis-à-vis du milieu d’arrivée »3. Il est intéressant de constater que cet état de perdition entre deux mondes l’encourage à renvoyer dos à dos les deux courants idéologiques dominants de son époque : le libéralisme des élites possédantes et le socialisme des masses laborieuses. Il prône une troisième voie minoritaire pour un individualisme sans masses ni maîtres.

Le dernière point intéressant à souligner concerne les mécanisme de consécration, c’est-à-dire la constitution de la légitimité artistique de Martin Eden. En effet, ce dernier reste longtemps sans succès, tout en ayant une haute estime de son œuvre. Lorsque vient enfin le succès, il est reçu par Martin comme à la fois disproportionné et irréfléchi de la part du public. L’errement littéraire puis la consécration entraînent ainsi chez l’auteur une double crise identitaire. Le film fait alors écho aux travaux de Nathalie Heinich sur les écarts de grandeur4 pour expliquer comment un acteur peut entrer en crise avec sa propre réussite.

La relation de Martin Eden avec le monde qui l’entoure apparaîtra tout au long du film comme un rendez-vous manqué entre son identité publique et son identité vécue.


  1. Chantal Jaquet, Les Transclasses, ou la non-reproduction, 2014
  2. Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, 2004
  3. Nicolas Martin-Breteau, « D’une classe à l’autre », La vie des idées, 2014.
  4. Heinich Nathalie, L’épreuve de la grandeur. Prix littéraires et reconnaissance, 1999