Dogville

Dogville est un film de Lars von Trier sorti en 2003, avec notamment Nicole Kidman.

Dans les années trente, des coups de feu retentissent un soir dans Dogville, une petite ville des Rocheuses aux États-Unis. Grace, une belle femme terrifiée, monte en courant un chemin de montagne où elle fait la rencontre de Tom, un jeune habitant de la bourgade. Elle lui explique qu’elle est traquée par des gangsters et que sa vie est en danger. Encouragée par Tom, les habitants de Dogville consentent à accueillir Grace en échange de quoi celle-ci devra travailler pour eux.
Lorsqu’un avis de recherche est lancé contre la jeune femme pour vol et trafic, les habitants de Dogville s’estiment en droit d’exiger une compensation, vu le risque qu’ils courent à l’abriter.

Le cinéma de Lars von Trier est controversé, et à juste titre. Le cinéaste met volontairement et régulièrement en scène des femmes transgressant des normes sociales et subissant de façon souvent agonistique les conséquences de leur transgression. Si les images de Trier rendent particulièrement mal à l’aise, c’est aussi parce que plus le film avance, moins la paix semble possible. Même le spectateur le plus en soutien du personnage étiqueté comme déviant s’avère décontenancé devant le désastre de son exagération face la norme. Le spectateur finit ainsi par ne plus savoir s’il est choqué par la violence des normes ou par les excès de la déviance, et donc à questionner ses propres normes.

D’un point de vue sociologique, de telles mises en scènes sont utiles en ce qu’elles donnent à voir les normes et sanctions susceptibles d’advenir lorsqu’une femme ne tient pas la place que l’ordre social lui a assigné. Dans le film Dogville, le premier « tort » de Grace est d’être une femme seule. Dans l’ordre social patriarcal des années trente, une femme est forcément associée à un homme (un mari, un père ou un frère). L’arrivé de Grace, séduisante et seule, bouscule l’organisation du village. Très rapidement, ce statut solitaire lui confère une position déviante.

A l’inverse on voit bien que la coexistence d’hommes seuls dans le village ne pose pas de problème. En l’occurrence, Tom, l’un des jeunes hommes célibataires du village, prend immédiatement Grace sous son aile. Cette dernière semble se projeter, avec une teinte de misérabilisme1, dans cet endroit où la vie est bucolique et où les gens sont simples, à l’abri de la bourgeoisie urbaine dont elle vient. Tom suggère alors à Grace de se rendre utile aux habitants de Dogville pour rapidement s’intégrer. Alors que Tom voit dans le travail une source d’intégration pour Grace, les réactions des habitants lui rappellent à quel point la cohésion sociale du village est fondée sur une solidarité mécanique : l’appartenance au groupe prime, or Grace n’a rien en commun avec eux2. Certains habitants décident toutefois de jouer le jeu en acceptant quelques services rendus.

Un temps protégée notamment par son ascendant socioculturel (Grace porte un manteau en fourrure qui impressionne, des mains dignes d’un « albâtre », et mentionne le fait qu’elle n’a « jamais travaillé »), deux visites de la police rendent encore plus méfiants les habitants de Dogville. Grace n’est plus seulement une femme seule, elle est une fugitive recherchée par la police (« Wanted » affichent les panneaux). Quand bien même cela ne change rien pour eux matériellement, les habitants de Dogville exigent de nouvelles contre-parties de la part de Grace pour compenser ce changement de statut.

Comme pour le cas d’exilés ou de sans-papiers3, la situation d’irrégularité de Grace permet ainsi aux habitants de profiter de la situation tout en le présentant comme une faveur du village à son égard.

Se poursuit alors un processus accéléré de sexage4, c’est-à-dire d’appropriation collective de Grace, passant à la fois par l’exploitation de son temps par le travail, mais également de son corps matériel soumis au désir des hommes (y compris ceux des garçons, comme lorsque le jeune Chuck exige des fessées de la part de Grace).

En plus du travail et de la disponibilité sexuelle dont elle est incitée à faire preuve, Grace n’a pas le droit à l’erreur ni même à ce qui pourrait être pris pour une erreur. Tous ses comportement sont ainsi définis et interprétés à la lumière de son statut de femme appropriable et fugitive, l’amenant à être systématiquement « sanctionnée pour des comportements qui seraient considérés accidentels, voire insignifiants dans d’autres contextes »5. On le voit dans l’extrait ci-dessous, lorsque Grace est réprimandée pour avoir emprunté un chemin pourtant ratissé et bordé de cloisons.

Nous évoquions plus haut l’agonie recherchée par Trier dans une confrontation entre norme et déviance. Dans le cas de Dogville, l’agonie est nourrie, d’une part, par l’attitude des habitants de Dogville qui exploitent leur position jusqu’à saturation ; mais également par l’attitude de Grace qui, cherchant continuellement à expliquer leurs actes par leur position sociale misérable, ne proteste pas ou peu, voire les excuse généreusement. Les uns usent et abusent des possibilités offertes par la menace d’une dénonciation à la police ; l’autre se soumet pleinement à son statut de déviante pensant s’offrir ainsi une position radicalement empathique.

Ce n’est finalement qu’à la toute fin du film que Grace décide de se défaire brutalement de cette empathie. Grace était en fait depuis le début en fugue pour s’émanciper du giron paternel. Lorsque le père de Grace arrive au village pour la récupérer, celui-ci s’avère être un puissant gangster. Tout en essayant de convaincre Grace de rentrer, son père pointe du doigt l’arrogance de Grace qui, mue par un sentiment de supériorité, refuse de vivre aux côtés de sa famille de « méchants gangsters », mais fantasme l’innocence et la bienveillance des villageois miséreux de Dogville.

Désorientée, Grace finit par reconnaitre la relation d’emprise et les violences qu’elle a subies à Dogville, éprouvant soudain beaucoup de mépris pour les visages et les détails lugubres de ce village. Revenant dans le giron paternel et assoiffée de vengeance, elle semble alors penser : « quitte à faire l’objet d’une appropriation par les hommes, autant qu’il s’agisse de mon père et de ceux qui me ressemblent, non ? »


  1. Jean-Claude Passeron et Grignon Claude, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Seuil, 1989. ↩︎
  2. Émile Durkheim, De la division du travail social, 1893. ↩︎
  3. Stefan Le Courant, Vivre sous la menace : les sans-papiers et l’État, 2022 ; Sébastien Chauvin, Stefan Le Courant et Lucie Tourette, « Le travail de l’irrégularité. Les migrant·e·s sans papiers et l’économie morale de l’emploi », Revue européenne des migrations internationales, 2021. ↩︎
  4. Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, 1992. ↩︎
  5. Tina Hattem, « Vivre avec ses peines : les fondements et les enjeux du contrôle et la résistance saisis à travers l’expérience des femmes condamnées à l’emprisonnement à perpétuité », dans Déviance et société, 1991. ↩︎